L’acquisition d’Arcelor par Mittal Steel en 2006, qui a donné naissance à ArcelorMittal, a été vendue comme une fusion stratégique pour dominer le marché mondial de l’acier. Mais pour la France, le Luxembourg et l’Espagne, elle a marqué le début d’une désindustrialisation brutale, avec des dizaines de milliers d’emplois supprimés et la perte d’un fleuron industriel.
Chronologie des Pertes d’Emplois : Une Hémorragie Industrielle
2006 : La Fusion et les Premières Craintes
En janvier 2006, Mittal Steel, dirigé par Lakshmi Mittal, lance une offre publique d’achat (OPA) hostile sur Arcelor, un géant européen né en 2002 de la fusion d’Usinor (France), Arbed (Luxembourg) et Aceralia (Espagne). Finalisée en août 2006 pour 33 milliards de dollars, la fusion crée ArcelorMittal, leader mondial de l’acier. Arcelor employait alors environ 104 000 personnes, dont une majorité en France, au Luxembourg et en Espagne. Dès l’annonce, les syndicats alertent sur des risques de suppressions massives, malgré les promesses de Mittal de préserver les emplois.
- France : Les sites d’Usinor, comme Dunkerque, Fos-sur-Mer et Florange, employaient environ 40 000 personnes. Les syndicats craignaient la perte de milliers de postes.
- Luxembourg : Arcelor, plus grand employeur privé du pays, comptait 6 000 salariés, principalement à Belval et Differdange.
- Espagne : Les usines d’Aceralia à Avilés, Gijón et Sestao employaient environ 10 000 personnes, menacées par une rationalisation.
2008-2009 : La Crise Économique Accélère les Coupes
La crise financière de 2008 frappe durement l’industrie sidérurgique. En novembre 2008, ArcelorMittal annonce la suppression de 9 000 emplois mondiaux, soit 3 % de ses 326 000 salariés. Les trois pays fondateurs d’Arcelor sont lourdement impactés.
- France : Environ 1 500 emplois sont supprimés, notamment à Fos-sur-Mer et Florange, où des hauts-fourneaux sont arrêtés temporairement.
- Luxembourg : Environ 500 postes disparaissent, via des départs volontaires et des fermetures partielles à Esch-sur-Alzette.
- Espagne : Les sites d’Avilés et Sestao perdent environ 1 000 emplois, souvent par des plans de préretraite.
2011-2013 : La Désindustrialisation s’Intensifie
Entre 2011 et 2013, ArcelorMittal réduit sa production européenne face à une faible demande et une surcapacité. En 2012, la fermeture définitive des hauts-fourneaux de Florange, en France, devient un symbole de la désindustrialisation.
- France : Florange entraîne la suppression de 629 emplois directs et menace 2 000 emplois indirects. Entre 2011 et 2013, environ 3 000 emplois supplémentaires sont supprimés à Dunkerque, Fos-sur-Mer et ailleurs. Un rapport de 2013 estime que la France a perdu 750 000 emplois industriels en une décennie, ArcelorMittal y contribuant significativement.
- Luxembourg : Les effectifs chutent à 4 600 en 2014, soit une perte de 1 400 emplois depuis 2006, notamment à Differdange et Rodange.
- Espagne : Environ 2 000 emplois disparaissent, avec des fermetures partielles à Sestao et Gijón.
2015-2018 : Concurrence Chinoise et Ventes d’Actifs
La surproduction chinoise et la chute des prix de l’acier en 2015 (perte nette de 7,9 milliards de dollars pour ArcelorMittal) conduisent à de nouvelles restructurations. L’entreprise vend des actifs européens pour réduire sa dette.
- France : Environ 1 000 emplois sont supprimés, notamment à Fos-sur-Mer, où un haut-fourneau est fermé en 2023.
- Luxembourg : La vente de sites comme Dudelange à Liberty House en 2018 entraîne la perte de 500 emplois.
- Espagne : La fermeture de l’usine de Zumárraga en 2016 supprime 800 emplois.
2023-2025 : Une Nouvelle Vague de Suppressions
En 2025, ArcelorMittal annonce la suppression de 636 emplois en France, principalement à Dunkerque et Fos-sur-Mer, malgré 392 millions d’euros d’aides publiques reçues depuis 2013. Les syndicats dénoncent une délocalisation vers l’Inde et le Brésil.
- France : Depuis 2006, environ 7 000 à 8 000 emplois directs ont été supprimés, avec des impacts indirects touchant des dizaines de milliers de personnes.
- Luxembourg : Les effectifs tombent à 3 500 en 2025, soit une perte totale de 2 500 emplois depuis 2006.
- Espagne : Environ 5 000 emplois ont disparu, avec des fermetures à Sestao et Avilés.
Total estimé : Entre 15 000 et 20 000 emplois supprimés dans ces trois pays depuis 2006.
Qui et Quoi a Permis Cette Débâcle ?
1. Les Actionnaires : La Tyrannie du Profit
Les actionnaires d’Arcelor ont privilégié la valeur boursière à la pérennité industrielle. L’offre de Mittal, relevée à 40,37 euros par action, a séduit 60 % d’entre eux, malgré les alertes sur l’emploi. Goldman Sachs, conseiller de Mittal, a orchestré une campagne agressive pour rallier les investisseurs, marginalisant la direction d’Arcelor.
2. Les Gouvernements : Une Résistance Éphémère
Les gouvernements français, luxembourgeois et espagnol ont dénoncé l’OPA, craignant la perte d’un fleuron stratégique. En France, Thierry Breton, ministre de l’Économie, a qualifié l’opération de « menace industrielle ». Mais l’absence de mesures concrètes, comme une prise de participation publique, a permis à Mittal de l’emporter. Le Luxembourg a cédé après des garanties sur le siège social, et l’Espagne s’est alignée sous la pression des actionnaires.
3. Lakshmi Mittal : Une Stratégie Predatrice
Lakshmi Mittal a bâti son empire par des acquisitions suivies de restructurations brutales. Sa stratégie post-fusion – rationalisation des coûts, délocalisation vers des pays à bas salaires (Inde, Brésil) et réduction des investissements en Europe – a sacrifié les emplois européens. En 2025, des élus français accusent Mittal de privilégier les profits à la modernisation des usines.
4. La Crise Économique et la Concurrence Chinoise
La crise de 2008 et la surproduction chinoise à partir de 2015 ont aggravé la situation. Les exportations chinoises ont fait chuter les prix de l’acier, rendant les usines européennes moins compétitives. ArcelorMittal a répondu par des fermetures plutôt que par des investissements dans l’innovation.
5. Aides Publiques Mal Encadrées
Depuis 2013, ArcelorMittal a reçu 392 millions d’euros d’aides publiques en France, dont 192 millions de crédits d’impôt et 100 millions pour réduire les coûts énergétiques. Ces fonds, censés préserver l’emploi et financer la décarbonation, n’ont pas empêché les suppressions de postes, faute de contreparties strictes.
Comment Cela Aurait-il Pu Être Évité ?
1. Une Réglementation Européenne Plus Ferme
La Commission européenne, qui a validé la fusion en 2006, aurait pu imposer des conditions strictes : garanties sur l’emploi pendant 10 ans, investissements minimaux en Europe, ou interdiction de délocalisations. Une politique antidumping contre l’acier chinois dès 2010 aurait protégé les usines européennes.
2. Une Opposition Gouvernementale Coordonnée
Une alliance franco-luxembourgeo-espagnole, avec une prise de participation publique dans Arcelor via des fonds souverains, aurait pu bloquer l’OPA. En France, le Fonds stratégique d’investissement, créé en 2008, aurait pu être mobilisé dès 2006.
3. Une Nationalisation Partielle
En 2012, Arnaud Montebourg, ministre du Redressement productif, a proposé une nationalisation temporaire de Florange. Appliquée dès 2006, cette mesure aurait préservé les sites stratégiques. En 2025, des élus comme Fabien Roussel relancent cette idée, inspirés par la nationalisation de British Steel au Royaume-Uni.
4. Une Stratégie Industrielle à Long Terme
Arcelor aurait pu investir dans l’innovation (aciers verts, décarbonation) pour rester compétitif. Les aides publiques auraient dû être conditionnées à des engagements clairs sur l’emploi et la modernisation, avec des sanctions en cas de non-respect.
5. Une Mobilisation Syndicale et Citoyenne
Les syndicats, bien que combatifs, ont été fragmentés. Une mobilisation européenne, associant syndicats, élus locaux et citoyens, aurait pu peser sur les négociations. Les manifestations de Florange en 2012 ont montré ce potentiel, mais elles sont arrivées trop tard.
Conclusion : Un Avertissement pour l’Avenir
L’acquisition d’Arcelor par Mittal Steel a transformé un fleuron européen en machine à profits, au détriment de 15 000 à 20 000 emplois en France, au Luxembourg et en Espagne. Cette tragédie résulte d’une convergence fatale : la cupidité des actionnaires, la faiblesse des gouvernements, la stratégie prédatrice de Mittal, et l’absence de vision industrielle. Pour éviter de nouveaux drames, la France et l’Europe doivent réaffirmer leur souveraineté industrielle, encadrer les aides publiques et investir dans une industrie durable. Faute de quoi, d’autres fleurons risquent de tomber, emportant avec eux des pans entiers de notre tissu économique et social.